XXI
Au bout de leur drôle d’évasion, ils s’arrêtèrent contre un mur et Marie lui demanda de s’asseoir. Depuis la porte du Grand Palais et la lutte contre les anges, il n’y voyait plus rien.
Éloïs n’aimait pas cette obscurité. Qui peut se vanter de ne pas craindre l’absence de lumière ? Mais étrangement, il avait accepté sa cécité sans angoisse.
« Marie, demanda-t-il. Est-ce que vous y voyez, vous ?
— Non, Éloïs. Je n’ai jamais vu. Le jour m’a toujours fui. Mais, dans ce monde, c’est peut-être un avantage. »
Dans les ténèbres, sa voix semblait venir d’en haut. Une voix paisible, humaine. Avant de connaître l’Au-delà, il y aurait peut-être entendu la voix d’un ange. Mais non, cela n’avait rien à voir.
Tout au long de leur fuite, il avait serré Marie dans ses bras et pas un instant il n’avait trouvé cela étrange. Le danger sans doute. Les images de la déroute de Mormo, de la capture de David. Il s’était accroché à elle avec sa poigne de désespéré. Parce qu’il voulait échapper à l’effrayant bonheur collectif des Champs-Élysées. Parce qu’il avait soudain eu besoin de ce corps de femme contre lui, d’une humanité vraie au milieu de ce paradis où tout sonnait faux.
Elle s’assit à côté de lui. Son épaule contre son épaule. Sa cuisse contre sa cuisse. Il ne chercha pas à s’en dégager.
« Nous allons nous arrêter ici, commença-t-elle, essoufflée par la course. Je pense que nous sommes en sécurité.
— Où sommes-nous ?
— Dans la galerie sud. Ils ne nous ont pas suivis. Ils ne nous ont pas vus. J’avais un peu peur de ta réaction, mais cela s’est bien passé.
— Merci. Merci de m’avoir sauvé la vie.
— Oui, c’est le bon terme. Tu sais, la vie vaut encore plus cher ici qu’ailleurs. »
Il y avait un sourire dans sa voix. Éloïs croisa les bras sur sa poitrine. La posture n’était pas appropriée mais il craignait de la toucher davantage. Il essaya de se détendre.
« Qu’allons-nous faire, maintenant ?
— Nous devons attendre Marcel. Il nous cherchera forcément autour du Grand Palais quand les anges seront partis. Marcel est un ami. C’est lui qui vous a aperçus, David et toi, rue Galvani, hier soir. C’est lui qui m’a menée jusqu’à vous. Tu devrais regarder si tu le vois arriver.
— Regarder ? Mais, je suis aveugle.
— Avance-toi. Ça sera mieux. »
Éloïs s’accroupit et fit un pas prudent sans y croire. Le jour revint sans prévenir en une trombe douloureuse sur ses yeux grands ouverts, surpris par le choc lumineux. Entre ses paupières crispées, il distingua les arbres, la Seine, l’étrange soleil de minuit qu’il avait vu se lever sur les Champs-Élysées et les groupes d’âmes qui remontaient encore vers le rond-point. Il était assis derrière les colonnes de la galerie du Grand Palais.
« À quoi ressemble Marcel ? demanda-t-il.
— À un petit garçon. Je ne l’ai jamais vu. Je ne peux pas te le décrire. Je n’ai jamais vu personne, tu sais, s’amusa-t-elle. Mais il n’y a pas beaucoup d’enfants ici. Tu devrais le reconnaître.
— Je ne le vois pas. »
Il se tourna vers elle mais il n’y avait personne à ses côtés.
Puis il aperçut sa jambe. Sa propre jambe, un genou en terre.
Elle était coupée. Coupée bien net vers le mollet. Il bascula sur le côté en criant.
« Mon Dieu, ma jambe ! »
Le temps de tomber assis, de saisir sa cheville à deux mains et sa jambe était à nouveau là, devant ses yeux, sous ses doigts étonnés.
« Je…, balbutia-t-il. Marie, où êtes-vous ?
— Je suis toujours là. »
La voix douce provenait des pierres jaunes du mur. Dans les ténèbres, alors qu’il était aveugle, il avait imaginé cette femme à ses côtés. Il avait donné corps à cette voix venue d’en haut, un corps qu’il devinait contre le sien. Mais la lumière avait tout dévoré et il n’y avait plus rien. Plus rien qu’une voix imaginaire, inquiétante et inhumaine.
Il projeta sa main vers elle sans réfléchir. Il fallait qu’il retrouve la réalité du corps de Marie devant le mur.
Ses doigts heurtèrent une épaule. Mais devant ses yeux, il n’y avait rien. Rien que la pierre vide. Il ne comprit pas tout de suite ce qu’il voyait. Son bras avait disparu, tranché par l’invisible coup de hache. Sa main se crispa dans un réflexe de douleur imaginaire. De toute sa force, il serra l’épaule invisible de Marie.
« Tu me fais mal », lui dit-elle avec douceur.
Éloïs approcha son visage. La peau de son bras s’arrêtait au milieu du vide. Il en voyait même l’épaisseur blanchâtre par-dessus le vermillon des chairs tranchées. Il desserra l’étreinte de ses doigts qu’il sentait encore au bout de son membre fantôme. La section parfaite de cet avant-bras le fascinait, comme le fascinaient les cadavres mutilés de l’école de police. Il ne ressentait aucune douleur. Alors il décida de garder les yeux ouverts et de voir cette blessure qui semblait ne pas être la sienne. Il observa la masse musculaire dont il devinait les fibres percées de minuscules vaisseaux. Il observa la corde des tendons s’agitant dans leur gaine alors qu’il remuait les doigts. Puis il aperçut la section bien ronde d’une artère qui battait au rythme de son cœur.
C’était extraordinaire. Comme un nouveau développement de ce rêve qui ne le quittait plus et qu’il acceptait désormais comme une nouvelle réalité. Il fallait qu’il comprenne, qu’il déchiffre le nouveau prodige. Il se pencha pour mieux voir.
Les ténèbres s’abattirent sur lui une nouvelle fois. Marie le saisit au bras et l’attira vers elle.
« Reviens t’asseoir à côté de moi. C’est dangereux. On pourrait te voir. »
Il reprit sa place docilement. Dans le fond, c’est ce qu’il souhaitait. Refermer la parenthèse de la lumière et du bras coupé. Retrouver son espace dans le cocon d’obscurité.
« Qu’est-ce qui se passe, Marie ? Mon bras. Qu’est-il arrivé à mon bras ?
— Ton bras n’a rien, Éloïs. Sens-le, touche-le. Tu verras.
— Mais j’ai vu l’os, le sang, cette blessure…
— Et maintenant tu ne vois plus rien du tout. Ne t’inquiète pas. Je vais t’expliquer. »
Il appuya la tête contre le mur et ferma ses yeux aveugles. Auprès de Marie, il oubliait les anges. Il oubliait David.
« Un jour, Éloïs, le soleil a décrété que je n’existais pas. Il a ordonné à ses traits de m’ignorer, de frapper la pierre, les arbres, l’herbe derrière moi. Je n’ai jamais eu d’ombre ni d’image. Pendant toute ma vie, la lumière s’est détournée de mon corps. C’est pour cela que je ne peux pas voir. L’éclat des choses traverse mes yeux sans s’y arrêter. Il en va de même de tout ce qui m’entoure. Et tant que tu restes à mes côtés, le soleil t’ignorera comme il m’ignore. C’est pour cela que les anges ne nous ont pas vus fuir, c’est pour cela que tes yeux ne perçoivent plus la lumière.
— Vous êtes invisible.
— Si tu veux. Et toi aussi, tu l’es tant que tu restes près de moi. En fait, je préfère penser que mon existence s’est nichée dans un univers secret, un univers personnel comme une bulle que le monde ignore. Un univers que je partage avec toi en m’asseyant à tes côtés.
— Mais alors mon bras, ma jambe tout à l’heure ?
— Un morceau dans ton univers, l’autre dans le mien.
— C’est fantastique ! s’exclama-t-il.
— Moins fort. On pourrait nous entendre.
— Mais ? Imaginez-vous seulement comme la science pourrait utiliser ce don extraordinaire ? continua-t-il en étouffant son excitation avec peine. En approchant votre main du ventre d’un malade, vous permettriez à un médecin d’y voir fonctionner les organes comme à travers une fenêtre, sans la moindre opération chirurgicale !
— Je sais. Mais il n’y a pas de médecin ici. »
Il s’arrêta, la bouche ouverte.
« Oh. C’est vrai. Excusez-moi.
— Ne t’excuse pas. Je te comprends. J’ai longtemps cherché à partager ma petite… différence. Je voulais aider les autres et je ne savais pas comment faire. Je ne vis pas dans un monde de matière où l’homme souffre de ses organes et de son corps. Ici, la douleur est plus subtile. Au début, j’étais beaucoup trop jeune pour comprendre. Alors je me suis contentée d’écouter et d’observer. Quoi de plus facile pour quelqu’un comme moi ? J’ai vu les âmes espérer, souffrir, s’aimer, lutter contre la tyrannie des démons, se soumettre puis espérer à nouveau. J’ai vu les tricheries, les bassesses mais aussi le courage et l’amour. Et puis, après des années, j’ai compris quelle était ma place dans ce monde. »
Éloïs regretta soudain son enthousiasme déplacé. Il percevait dans la voix de Marie une sorte de neutralité triste. Comme un renoncement qui plaçait l’histoire de la femme qui n’existait pas bien au-dessus de sa propre aventure d’un jour au pays des morts. Il avait de la chance de recueillir ses confidences comme un secret. Il devait entendre la suite.
« Les Enfers tournent, continua-t-elle. Ils se déplacent comme des pointillés à la surface du monde. L’existence d’une âme dans l’Au-delà n’est qu’une lutte incessante contre les terreurs du Tartare ou les monstres de la Géhenne, contre des fantasmes en vérité qui ne sont que les reflets de ses propres démons. Mais le véritable choix qui torture toutes ces âmes, c’est celui de suivre le mouvement de l’Enfer ou de rester là et d’affronter le néant du purgatoire.
— Je ne comprends pas.
— Le Mur arrive, Éloïs. Les as-tu entendus, tous, anges et démons, redouter ce Mur qui demain engloutira Paris une fois de plus ? Eh bien ce Mur, c’est le purgatoire, le néant qui invariablement prend la place des Enfers. C’est là qu’est le choix de chaque âme, sa liberté. Suivre les démons, fuir le Mur, et rester encore un peu plus longtemps dans la sécurité de ces terreurs finalement bien familières. Ou affronter seul le vide du purgatoire et tenter de répondre aux vraies questions d’une vie, de voir son âme comme elle est et d’essayer de s’accepter soi-même.
— Vous voulez dire que ce troupeau de braves gens qui suivent docilement leurs oppresseurs…
— Ce sont des âmes qui n’ont pas voulu choisir, des âmes qui ont besoin de cette réalité, si sombre soit-elle, pour exister. Ces hommes et ces femmes n’étaient pas prêts à mourir et il leur faudra encore un long travail pour accepter leur destin. C’est le rôle des démons que de jouer leur jeu en se faisant le miroir de ces âmes encrassées par leurs péchés terrestres.
— Et Dieu ? Où est-il ? C’est à Lui de juger les âmes. Nous sommes dans Son royaume, non ?
— Dieu. Qui sait s’il existe ? Il faut être un curé pour penser que le Mystère s’arrête aux portes de la mort. Dieu est plus loin encore. Par-delà les brumes du purgatoire. C’est peut-être pour cela que les démons craignent autant le Mur.
— Je les ai vus prier à Saint-Ferdinand. J’ai vu Adramelech implorer le Christ en croix.
— Tu vois ? Personne n’a la réponse. Même pas eux. Ils ne sont pas si différents de nous.
— Et les anges ?
— Un jour, Gabriel est arrivé. Il a trouvé un Tartare affaibli par la trop longue absence de son prince Bélial. Alors, il a décrété que toutes ces âmes étaient incapables d’atteindre seules leur bonheur et a entrepris de leur offrir un paradis, l’extase artificielle que tu as affrontée sur les Champs-Élysées et qui a fini par emporter ton ami. Gabriel est sans doute sincère mais il se trompe. Il a imaginé un bonheur aux hommes sans leur demander leur avis. Aujourd’hui, il les a tous enchaînés à son paradis superficiel qui les éloigne de la vérité, cette vérité qui coûte, qui fait mal mais qui seule débouche sur la liberté et le repos éternel. En l’absence de Bélial, Gabriel a corrompu la totalité des démons du Tartare. Il en a fait ses serviteurs fidèles, ils ont tous succombé. Ceux que tu as rencontrés dans l’église Saint-Ferdinand étaient les derniers à lui résister. Aujourd’hui, Gabriel peut partir étendre son empire sur d’autres Enfers. Le Tartare est perdu. »
Alors que la voix de Marie s’éteignait dans un souffle amer, Éloïs sentit son âme s’élever, gonflée par une bouffée d’air chaud. Soudain, il se sentait fort. Dans l’obscurité de leur cocon, il passa le bras autour des épaules de Marie.
« Marie, tu dois résister. Je t’aiderai. Ça ne peut pas être fini. »
Comme son unique journée passée au pays des morts lui semblait futile à présent ! L’église, David, la lutte contre les démons n’avaient été qu’un jeu puéril. Comme sa vie même lui semblait étrangère. Le ministère, Joseph, Lucille. Ici, auprès de Marie, il avait trouvé une vérité qui l’appelait et lui donnait un sens.
« Des démons ont résisté, Marie. Mormo a fui devant mes yeux. Je l’ai vu escalader le mur du Grand Palais et échapper aux séraphins. Des âmes aussi résistent. Cet enfant dont tu parles, Marcel, il n’a pas succombé aux anges, n’est-ce pas ?
— Marcel est une âme à part. Il est mort sans y croire. Il n’est pas allé bien loin dans l’Au-delà. À ce point qu’il peut encore agir sur la matière, déplacer les objets comme s’il était vivant. Comme toi et moi. C’est cela qui lui a permis d’échapper aux démons et à Gabriel. Peut-être aussi en raison d’une certaine maturité ou d’une aversion au bonheur, une méfiance salutaire vis-à-vis des rêves que lui offraient les anges. Marcel nous ressemble. Il ne doit pas tomber comme David.
— David ! Bon Dieu, David ! Tu as raison, il faut le sauver. Gabriel ne doit pas l’utiliser.
— Le Mur approche, Éloïs. Les anges ont rassemblé les âmes sur les Champs-Élysées. De là, Gabriel les emmènera une fois de plus vers l’ouest, pour suivre le Tartare et fuir le Mur. Mais Gabriel tarde à mettre ses troupes en mouvement. Il s’est enterré dans une station du métropolitain il y a plusieurs jours et il n’en sort plus. Il se passe quelque chose, Éloïs, que je ne comprends pas.
— Allons-y ! Allons voir ce qu’il fait, allons délivrer David.
— Nous n’y arriverons pas. Gabriel est trop puissant. As-tu vu combattre les anges et les démons ? Ce ne sont pas des hommes, ce sont des Idées. As-tu vu la perfection de chacun de leurs gestes ? Non, nous ne pouvons pas les vaincre. C’est ce qu’avait compris Baphomet. C’est pour cela qu’il est parti à la recherche de Bélial.
— Qui est ce Bélial ?
— Le prince du Tartare, le maître des incubes. Il est le seul à égaler la puissance de Gabriel, le seul à pouvoir redonner aux démons du Tartare la foi qui les fera renoncer à leurs habits d’anges.
— Où est-il ?
— En bas. Il a quitté les Enfers il y a vingt ans pour vivre une vie d’homme. Il a trahi sa mission, il a abandonné les âmes des morts pour s’incarner parmi les vivants, pour jouir à son tour de ces plaisirs terrestres qu’il convoitait et dans lesquels il se vautre encore aujourd’hui. »
Elle ne poursuivit pas. Éloïs ne remarqua pas tout de suite son silence. Son cœur cognait à tout rompre et il pouvait sentir à chaque battement son sang charrier toute cette excitation, comme une fermentation, jusqu’à chaque parcelle de son corps. Enfin, il comprenait la lutte fantasmagorique des forces célestes et voyait se dessiner le rôle qu’il aurait à y jouer. Il fallait poursuivre. Bélial, Baphomet, il devait en savoir plus.
Puis enfin, il perçut l’absence de Marie. D’abord une angoisse le saisit, une peur irréfléchie. Puis il entendit un souffle dans les ténèbres.
« Marie ? Tu pleures ? »
Il la serra contre sa poitrine. Elle ne sanglotait pas. Elle luttait plutôt contre une douleur qui lui arrachait de longues plaintes étouffées.
« Que se passe-t-il, Marie ? Dis-moi. »
Il lui caressa le dos et attendit qu’elle réponde sans rien ajouter.
« Je suis coupable, Éloïs, finit-elle par murmurer. Je pourrais tout arrêter si j’en avais le courage.
— De quoi parles-tu ?
— Je peux faire revenir Bélial et sauver le Tartare.
— Comment cela ?
— Il suffit que je meure, Éloïs.
— Alors… Un démon pour un vivant… David me l’avait dit. Tu as pris la place de Bélial en Enfer, c’est cela ? Et depuis vingt ans, tu vis ici pour lui permettre de rester là-bas.
— Oui.
— Vingt ans… Comment a-t-on pu te condamner à une telle peine ?
— J’étais consentante.
— Oui, c’est aussi ce que dit David. Mais je n’y crois pas. Ah ! il peut dormir sur ses deux oreilles celui qui vous a envoyés ici en vous convainquant que c’était pour la bonne cause !
— Il s’appelle Papus.
— Papus, c’est ça. David m’a cité le même nom. C’est bien un nom de gourou, ça ! Un de ces prophètes au rabais qui profite de la détresse des gens pour leur faire accomplir à sa place ses visions d’illuminé. Et qui leur fait croire, en plus, qu’ils sont libres et qu’ils agissent pour leur bien.
— Ne dis pas ça. Tu ne le connais pas.
— Je l’ai vu. C’est lui qui m’a envoyé ici. Avec David. Lui et sa machine de malheur.
— Au début, j’étais heureuse de venir ici. Heureuse surtout de quitter le monde des hommes.
— Un suicide, en quelque sorte.
— Au contraire. Une façon de rester en vie. Une parenthèse, juste quelques vacances en Enfer. Je pensais que Bélial finirait bien par mourir et que je retournerais vivre ma vie. Mais un démon ne peut pas mourir sur terre. Qui serait capable de lui ôter la vie ? Alors, au fil des ans, je me suis résignée et j’ai trouvé une place ici. Mais je ne suis pas morte, Éloïs, et je ne veux pas mourir. Même si cela peut sauver le Tartare.
— Tu as peur ?
— C’est idiot, n’est-ce pas ? C’est comme si j’étais morte depuis vingt ans, vingt ans que je poursuis inlassablement les migrations du Tartare et de son peuple d’âmes. Mais je suis bien vivante et la peur de la mort ne m’a jamais quittée. C’est un instinct animal, ça ne peut pas s’oublier. »
Elle se vida les poumons pour chasser l’angoisse, et les larmes avec. Pas facile de parler de sa mort, même quand on y est déjà. Éloïs comprit qu’il fallait passer à autre chose.
« Et Baphomet ?
— Il est descendu parmi les vivants pour tuer Bélial et pour le ramener ici. Il peut réussir. C’est un démon. S’il ne peut pas, qui le peut ?
— Et s’il réussit, Bélial meurt, il reprend ta place et tu quittes le Tartare pour retourner vivre parmi les hommes.
— Oui. Nous sommes dans le même bateau, Éloïs. Moi avec Bélial, toi avec Baphomet. L’un des deux finira par vaincre l’autre. »
Il attira sa tête contre son épaule.
« Tu sais, Marie, je me demande si j’ai vraiment envie de rentrer chez moi. Jusqu’à hier, je lisais des dossiers au ministère, je faisais des filatures, des choses qui me semblent tellement vaines aujourd’hui. J’avais une sœur là-bas. Lucille. Une sœur jumelle, une partie de moi-même. Je me demande ce qu’elle souhaiterait que je fasse, si elle me voyait. Retourner auprès d’elle ou accomplir ici quelque chose dont elle serait fière ? »
Il laissa la question en l’air dans l’espoir peut-être que Marie l’emporte ailleurs. Mais elle n’y toucha pas et attendit qu’il tranche.
« Je reste ici, Marie. »
Il avait dit cela à la hâte pour s’interdire de revenir en arrière.
« Je reste avec toi », répéta-t-il après un instant. Cela sonnait mieux. Il sentait les cheveux de Marie sur sa joue. Il les imaginait blonds comme ceux de Lucille. Ils restèrent comme cela un instant. Le temps d’accepter.
« Marie…, hésita-t-il.
— Oui ?
— Je me demande… Si au lieu de Bélial, c’est Baphomet qui meurt, qui reprendra sa place parmi les vivants ? David ou moi ?
— Je ne sais pas, Éloïs. Peut-être les deux. »
« Marie ! »
Un enfant appelait là-bas, derrière les ténèbres.
« C’est Marcel. Montre-toi, Éloïs. Mais ne l’effraie pas. »
Éloïs se redressa lentement en restant appuyé sur le mur. La lumière revint. La même lumière de paradis qui brillait depuis la tombée de la nuit. En bas de la galerie, sur la pelouse, un gosse avançait en scrutant les colonnes. Il s’arrêta en apercevant Éloïs.
« Marcel ?
— Oui ?
— Je suis avec Marie. Viens, nous t’attendions. »
L’enfant s’approcha de l’embasement de la galerie. Éloïs lui attrapa la main et le hissa jusqu’à eux.
« Tu es Éloïs ? lui demanda le gamin comme s’il saluait un nouveau copain de jeu.
— Oui. Et toi, tu es Marcel.
— Enchanté ! » répondit-il fièrement en tendant la main.
Éloïs serra la main du gosse. Une main abîmée par les journées dans la rue, une main à ne pas savoir écrire. C’est la main d’un enfant mort, pensa Éloïs avant de chasser l’idée.
La voix de Marie se détacha des pierres du mur.
« Marcel ! Je commençais à être inquiète. Alors, tu leur as échappé.
— C’était plutôt facile. Ils se sont tous rassemblés du côté du métropolitain. Ils ne m’ont pas vraiment cherché. Ni vous d’ailleurs. Le Mur approche, ça les inquiète.
— Comment te portes-tu ? continua-t-elle joyeusement.
— Je fais des progrès ! »
Et Marcel se mit immédiatement à la recherche de quelque chose. Sur le sol, à ses pieds. Il ressemblait à un chien qui cherche sa balle pour répéter un jeu cent fois recommencé. Il se baissa sur un morceau de feuille coupée qui traînait là. Il l’attrapa à deux mains et tira de toutes ses forces jusqu’à l’amener à hauteur de ses genoux. Le déchet insignifiant pesait dans ses mains tout ce qu’il était capable de porter. N’y tenant plus, il le laissa échapper. La feuille retomba en virevoltant comme l’eût fait n’importe quelle feuille abandonnée à sa pesanteur minuscule.
« J’arrive à peine à soulever la feuille d’un arbre, fanfaronna-t-il dans la direction de Marie.
— C’est bien, lui répondit la voix maternelle. Tu fais des progrès. Tu t’éloignes doucement.
— Bientôt, je serai prêt !
— Prêt à quoi ? coupa Éloïs.
— Au purgatoire ! s’exclama-t-il.
— Pas si vite, corrigea Marie. Il te faudra du temps encore. Ne sois pas trop pressé.
— Je ne comprends pas, demanda Éloïs.
— Marcel, comme toutes les âmes, a un chemin à parcourir. N’est-ce pas, Marcel ? »
Le gamin acquiesça fièrement.
« Je dois apprendre à ne plus avoir peur de partir tout seul. Le jour où je n’aurai plus peur, je traverserai le Mur et j’aurai gagné la vie éternelle. »
Son épaule disparut soudain, laissant place à un horrible gouffre de viandes à vif et d’os sectionnés. Il sourit et tendit la main à la rencontre de celle de Marie sur son bras. Son poignet en fut tranché net.
« Ce n’est pas un jeu, Marcel, précisa Marie. Tu devras vieillir un peu. Promets-moi d’attendre.
— Promis ! »
La bonne humeur du gosse avait quelque chose de pathétique. Éloïs se força à sourire.
« C’est comme ça que tu aides les âmes, Marie ?
— J’essaie de les écouter et de les comprendre. Parfois juste un mot peut ouvrir leur esprit, leur faire entrevoir qu’ils peuvent rester, ne plus fuir, qu’ils sont peut-être prêts au départ. C’est sans doute cela le Jugement dernier. Un jugement sans juge. Une décision que chacun doit prendre seul. Librement. Ce n’est rien, et si difficile à la fois. Personne n’est préparé à cela. Marcel, par exemple, est bien trop jeune. Il doit mûrir ici avant de partir. Il finira par comprendre.
— Tu les aimes, n’est-ce pas ?
— As-tu remarqué comme les âmes sont belles ? As-tu vu leurs visages parfaits et leurs vêtements tirés à quatre épingles ? Les âmes des morts ressemblent à ce qu’elles voudraient être. Et que veulent-elles ? La beauté, la paix, la communion. Il suffit juste de leur en montrer le chemin.
— C’est toi qui as parlé à monsieur Labre, n’est-ce pas ?
— Qui ?
— Un homme que j’ai rencontré devant l’église Saint-Ferdinand. Il disait qu’une voix céleste lui avait ouvert les yeux. C’était toi ?
— Peut-être. J’essaie d’aider toutes les âmes mais elles sont si nombreuses. Cela ne finira jamais. Pourtant, il suffit de si peu parfois. Un mot. Les gens ont surtout besoin qu’on les écoute.
— Tu me rappelles ma sœur. Connais-tu le docteur Freud ?
— Qui ?
— Non… Ce n’est pas grave. Nous ne devrions pas rester là.
— Tu as raison. Nous devons aller jusqu’au métropolitain et nous glisser jusqu’à Gabriel. Nous découvrirons ce qu’il projette. David est sans doute à ses côtés. Il est vivant et Gabriel aura besoin de sa force. Éloïs, tu resteras avec moi. Ils ne pourront pas nous voir. Marcel, tu seras nos yeux. Ils ne te recherchent pas, toi. Tu marcheras à nos côtés et tu nous guideras jusqu’à Gabriel. »
Éloïs avait espéré le répit d’une discussion plus longue mais il n’y avait plus rien à ajouter. Il fallait y aller maintenant. Il attendit un signe de Marie, une impulsion.
« Marie ?
— On y va ! Marcel, passe devant. »
Le bras d’Éloïs disparut. Elle l’attira vers elle. Il la serra contre lui et s’élança dans les ténèbres.
La vie d’un aveugle n’a rien d’amusant. Une main levée devant son front, Éloïs avançait en attendant à tout moment qu’un panneau vienne lui heurter le crâne ou qu’une bouche d’égout ouvre un gouffre sous ses pieds. Marcel les précédait de quelques mètres et sifflait à pleins poumons un air sans queue ni tête, une chanson de bricoleur, une mélodie aléatoire conçue uniquement pour faire du bruit. Éloïs sentit le macadam défiler sous ses semelles, ainsi que quelques trottoirs. Il entendit les chants et les rires des âmes autour d’eux. Des voix dispersées d’abord, puis de plus en plus denses. Ils approchaient d’une foule, d’une clameur qui exprimait tout à la fois. La joie surtout, mais une joie qui du fond de leurs ténèbres ressemblait à de la peur et de la haine. C’est le propre du cri d’exprimer tout cela en même temps. Éloïs retint le bras de Marie.
« Attends ! Nous ne parviendrons pas à nous glisser dans cette cohue. Les gens vont nous sentir.
— C’est pour cela qu’il faut faire vite et surtout ne pas s’arrêter comme tu le fais en ce moment.
— Mais il y aura des anges dans la foule.
— Nous n’avons pas le choix. Viens ! »
Il s’écarta d’elle. Son visage émergea à la lumière. Ils avaient atteint les Champs-Élysées. Les âmes étaient partout dans une cohue de foire agricole, des sourires sur chaque visage, des gens heureux qu’il aurait presque voulu rejoindre, des gens qui ne semblaient pas avoir besoin qu’on les sauve. Puis, il vit les oiseaux et les papillons dans les arbres, les couleurs éclatantes, le printemps idéal. Quel danger pouvait menacer un si bel endroit ? Gabriel avait apporté aux âmes un bonheur malgré elles. C’est ce qu’avait dit Marie. Et eux, qu’étaient-ils en train de faire sinon essayer de sauver ces âmes malgré elles ? Et de quel danger ?
Mais au-delà des feuillages verdorés, derrière le vol des empereurs et des actéons, il aperçut une ombre. La Concorde semblait avalée par un nuage d’orage, un bloc sombre qui ne laissait rien voir, un mur uniforme qui s’étendait à droite et à gauche derrière les immeubles de Paris.
Il serra la taille de Marie et revint auprès d’elle dans son obscurité.
« J’ai vu le Mur, chuchota-t-il.
— Il sera ici demain. Je ne comprends pas pourquoi Gabriel n’est pas encore parti. Ne nous arrêtons plus, nous devons savoir. »
Et elle l’entraîna à pas redoublés vers les sifflotements de Marcel, au-delà des ténèbres.
Ils bousculèrent un homme qui passait. Puis un autre. Rapidement, ils en vinrent à se creuser une route à coups de coude dans la forêt des gens. Éloïs imaginait les bras, les jambes, les pans entiers de corps qui disparaissaient sur le passage de Marie. Il imaginait les visions de carnage, le champ de bataille joyeux où les mutilés chantent leurs hymnes d’amour sans ressentir les plaies béantes s’ouvrir dans leurs chairs.
Il y eut quand même quelques cris vite étouffés. Marie avait raison. Il ne fallait pas ralentir.
Puis la chanson de Marcel s’arrêta. Marie fit quelques pas de plus puis elle s’arrêta à son tour. Ils faisaient face à un silence, droit devant, un trou dans les rires.
« Que se passe-t-il, Marcel ? murmura-t-elle.
— Nous sommes arrivés. C’est l’entrée de la station du métropolitain. Il y a des anges. Partout. Ils tiennent les âmes à l’écart. Nous ne pourrons pas entrer, ils bloquent le passage.
— Nous devons entrer, Marcel. Nous n’avons pas le choix. »
La voix de Marie s’était endurcie, asséchée. Éloïs soudain n’avait plus le sentiment d’enlacer sa cavalière mais une coéquipière de ces courses où l’on attache les participants deux à deux. Elle avait raison sans doute mais c’était à ce moment, pourtant, qu’Éloïs avait besoin de sa chaleur. Peut-être aurait-il préféré ne pas savoir que les anges se tenaient là, juste devant lui. Il en voulut presque à Marcel de les avoir prévenus.
« Je vais essayer d’attirer leur attention, proposa le gamin. Attendez que je crie et allez-y.
— Non, attends ! » appela Marie. Mais Marcel avait repris les sifflotements et s’éloignait déjà.
Les notes s’aventurèrent vers la gauche, la mélodie erratique suivait les hésitations de Marcel. Elle s’arrêtait pour repartir, elle montait, retombait sans transition.
Puis, le gamin se vida les poumons sur un dernier point d’orgue et cria de sa voix de gosse malpoli.
« Regardez tous ! Arrêtez de rire ! Arrêtez de chanter ! Je ne suis pas comme vous ! Vous pouvez leur résister, regardez-moi ! J’y arrive bien, moi ! »
De-ci de-là, des rires s’arrêtèrent. C’était la réponse de la foule. Devant, Éloïs entendit des glissements ; l’envol des anges, pensa-t-il, les courbes blanches et parfaites qui s’enroulent entre les gens comme des volutes aspirées par leur victime. C’est comme s’il pouvait les voir.
« Allez-y ! » cria Marcel.
Marie n’hésita pas un instant. Elle était prête. Elle n’attendait que le signal. Elle s’élança sans donner à Éloïs le choix de ne pas la suivre. Avec elle, il se laissa avaler par le vide et le silence qui s’étendait devant eux.
Des marches sous ses pieds, une rampe sous sa main. Ils pénétraient dans le métropolitain.
« Au revoir », cria Marcel au loin.
Éloïs aurait préféré qu’il ne dise pas cela. Il y a des mots pernicieux qui aiment à se graver derrière votre front et vous rappeler pour longtemps vos lâchetés. Car le courage des autres résonne parfois comme votre propre lâcheté.
« Il s’en sortira », siffla Marie qui semblait deviner ses pensées ou les lire dans la raideur de la main qu’elle serrait contre elle. « Il a fini son travail. N’oublie pas qu’il est mort. Et que nous sommes vivants. À nous de jouer, maintenant.
— Mais on ne peut pas le laisser dehors.
— Pense à toutes les autres âmes. Pense à Gabriel. Et essaie d’être aussi fort que Marcel. »
Au bas des marches, Marie lui demanda de regarder où ils étaient. Il jeta un œil au-dehors de leur cocon.
Il vit d’abord la chaîne des projecteurs électriques qui commençait là et s’enfonçait vers les quais par un couloir et un autre escalier. La lumière se reflétait sur le carrelage blanc des murs. Il y faisait plus clair qu’au-dehors.
Le guichet était fermé. Devant, des chaînes tendues par des piquets formaient une file toute prête à accueillir les premiers clients du matin. Éloïs était rentré chez lui. Son père ne disait-il pas que le métropolitain serait pour toujours la maison des Bienvenüe ? L’odeur de créosote lui revint au nez sans qu’il sache si c’était un souvenir ou la réalité.
Dans un coin, il aperçut un homme qu’il n’avait pas vu. Un costume assis. Un vivant sans visage, un homme de l’autre monde qui semblait surveiller les guichets comme un gardien de musée. Il portait un costume au lieu de l’uniforme d’un employé de la gare. Avec un chapeau melon. Qu’est-ce que cet homme faisait là, au beau milieu de la nuit ? Et cet éclairage digne du studio d’un photographe ?
« Que vois-tu ? hasarda Marie d’un filet de voix à peine audible.
— Rien. Ne t’inquiète pas. Il n’y a pas d’ange ici. »
Plus loin, il y avait un autre costume vide assis sur sa chaise en haut des marches qui conduisaient aux quais. Ne t’occupe pas des problèmes du monde d’en bas, pensa-t-il, fais comme s’il n’était pas là. Et il entraîna Marie vers l’escalier en gardant le visage à la surface de sa sphère aveugle.
Dans le couloir, ils croisèrent un séraphin en costume basque immaculé. Éloïs s’arrêta pour se blottir contre Marie. L’ange passa sans les voir.
Et ils longèrent ainsi la double guirlande des projecteurs et des costumes vides assis sur leurs chaises, comme des bornes régulièrement espacées, jusqu’au quai. La fin de leur voyage.
Champs-Élysées, annonçait le panneau bleu réglementaire. Les murs courbés, le plafond bas, la station s’étendait le long des rails avec son allure merveilleuse de caverne d’Ali Baba que renforçait l’éclat des lampes électriques alignées des deux côtés de la voie. L’arrondi du tunnel aplati en son milieu rappelait les tonnes de terre, d’immeubles et de Parisiens endormis qui pesaient au-dessus de leurs têtes.
Sur les murs incurvés, les panneaux publicitaires avaient été recouverts de drapeaux russes et français. Éloïs se rappela la visite du tsar, l’état de tension de son père, la visite du métropolitain. Il se tenait à l’endroit même que visiterait Nicolas II le lendemain. Comme c’était étrange, cette collusion des deux mondes, ce rapprochement inattendu qui rendait l’un plus banal encore et l’autre tellement plus incongru. Avant de descendre ici, tout lui avait semblé si simple. Marie lui avait ouvert les yeux sur les règles du jeu des âmes et des démons. Mais maintenant, la réalité des vivants ressurgissait sans prévenir et venait s’emmêler à ses nouvelles certitudes et lui imposer une insupportable ubiquité.
Il y eut un mouvement devant lui. Puis un autre. Il y avait des hommes sur le quai, des hommes et des anges. Il se précipita contre Marie et ne bougea plus.
« Descendons sur la voie, lui dit-il à l’oreille. Les anges sont ici. Gabriel peut-être. Ils peuvent nous voir. Si l’on avance un peu dans le tunnel, nous pourrons les observer. Il n’y a pas de trains la nuit, nous pourrons rester là. »
Il la guida vers le bord du quai et ils se laissèrent tomber en contrebas. Puis ils comptèrent une vingtaine de traverses et s’installèrent contre le mur. Éloïs se redressa.
Vers le milieu de la station, on avait étalé sur le sol un bric-à-brac d’objets de cuivre, comme une de ces expériences de physique moderne dont le public des expositions raffolait. Éloïs reconnut immédiatement le montage. C’était le cauchemar de la rue Galvani qui revenait le hanter. Les mêmes bobines clinquantes, les mêmes interrupteurs de faïence, le même filet métallique déroulé au beau milieu du quai.
Une silhouette s’affairait parmi le bazar de brocanteur. Éloïs pensa d’abord que c’était la mort qui surveillait sa machine de torture, la mort des livres pour enfants avec son manteau noir et sa faux de paysan. Mais celle-ci n’avait pas de faux. C’était un homme de grande taille, un vivant dont il ne voyait ni les mains ni le visage. Un manteau de grosse toile noire, voûté, traînant sa carcasse d’un appareil à l’autre.
À ses côtés, un alter ego lumineux semblait surveiller la manœuvre. C’était un ange en robe blanche, un ange majestueux, droit, un éphèbe à l’éternel sourire, un Botticelli.
« Gabriel ! laissa-t-il échapper.
— Tu le vois ? demanda Marie.
— Comme il est beau. L’archange de l’Annonciation.
— Ne le regarde plus, Éloïs.
— Le messager de Dieu. »
Marie le tira par la main. Il tomba assis à côté d’elle.
« Que fait-il ? Décris-le-moi.
— Il installe une machine. La machine de Papus. Ou plutôt, non. Il regarde un homme qui l’installe. Un homme en noir. Un vivant.
— Il prépare une invocation. Une invocation dans laquelle Gabriel joue un rôle. L’invocation de Gabriel lui-même ?
— Est-ce possible ? C’est un ange.
— Je ne sais pas. Regarde encore. Y a-t-il un démon près de lui ? »
Éloïs releva la tête.
« David ! s’exclama-t-il. David est assis sur le côté. Je crois qu’il dort. Il y a un autre ange près de lui. Je pense qu’il s’agit d’Anael. Et puis, à l’entrée, il y a deux de ces hommes en costume assis sur leurs chaises. C’est tout ce que je vois. Qu’est-ce qui se passe, Marie ? Que fait-on ?
— Je ne sais pas. Je ne sais pas ! Ça ne veut rien dire. Gabriel prépare quelque chose alors même que l’ombre du Mur va déboucher dans cette station dans quelques heures. Une invocation ? As-tu vu Papus ?
— Non. Mais il y a cet homme en noir. Qui d’autre que Papus connaît le secret de la machine ?
— Personne.
— Alors, que fait-on ?
— Rien. Que veux-tu que l’on fasse ? Nous ne pouvons rien contre Gabriel. Seul Bélial…
— Je sais ! Alors pourquoi sommes-nous venus ici ?
— Attendons l’invocation. Nous aurons peut-être notre carte à jouer. Gabriel va tenter quelque chose. Le Mur s’approche. Il prend un risque. Nous pourrons essayer de le surprendre.
— Et David ?
— Il semble en sécurité. Nous ne l’oublierons pas. Attendons le bon moment. »
Elle le prit par la main et l’attira plus loin dans le tunnel, où ils s’assirent côte à côte sur une margelle, au bord de la voie. Il n’avait pas froid malgré l’humidité, mais pouvait-on avoir froid de ce côté-ci de la mort ? Elle saisit sa tête, doucement, et la posa sur son épaule.
« Essaie de dormir un peu.
— Non, je dois surveiller la station.
— Ferme les yeux. »
Il soupira et ferma les yeux. En fait, c’est tout ce qu’il souhaitait. Il pouvait sentir son odeur. Un parfum de lait chaud, infiniment discret, qu’il ne devinait que lorsqu’un mouvement de son bras faisait glisser le tissu sur sa peau. Quels vêtements portait-elle ? Quelle était la forme de ses yeux ? Était-elle belle ?
« Ma mère ne voulait pas d’enfant, commença-t-elle. Je suis arrivée dans sa vie comme une maladie qu’elle s’est acharnée à combattre. Très tôt, alors que je n’étais qu’un minuscule corps étranger qui croissait en son sein, elle s’est mise en tête de me chasser de son corps. Quelqu’un lui a conseillé l’utilisation de potions abortives. Qui peut faire cela ? Quel médecin peut croire que cela fait partie de sa science ?
« Elle m’a empoisonnée jour après jour. Elle s’est même crue guérie de moi. Mais je ne voulais pas mourir. Un embryon peut-il avoir une volonté ? Quand l’âme se greffe-t-elle sur une larve d’homme ? Aujourd’hui, je suis persuadée que je comprenais alors ma terrible situation. J’étais déchirée par deux instincts. Celui de survivre et celui d’être aimée par celle qui était en train de me donner la vie.
« Alors j’ai trouvé une solution. J’ai décidé de disparaître du monde, de m’accrocher à ma vie sans encombrer celle des autres. Je suis certaine que c’est comme cela que ça s’est passé.
« Au sixième mois de la grossesse, ma mère s’est inquiétée d’un trou qui lui était apparu quelques centimètres sous le nombril. Les médecins accouraient de partout pour observer le prodige. Je pense qu’aucun n’a jamais vraiment eu l’intention de la guérir. Jour après jour, l’étrange plaie devenait plus large et plus profonde. Au fur et à mesure que je me développais, mon univers, ma bulle creusait un vide autour de moi. Bientôt, ma mère arborait sur le ventre une véritable fenêtre sur ses entrailles. Elle ne souffrait pas mais cette plaie dévorante la rendait folle. Elle commença par ne plus accepter la vue de son propre corps. Puis elle refusa le regard des autres. Elle finit attachée par des sangles à son lit d’hôpital.
« Elle accoucha à la Charité. C’est un jeune médecin qui me fit naître à la dérobée. Le docteur Encausse. Le Papus qui t’a envoyé ici. »
Éloïs sursauta.
« Papus ?
— Il m’a élevée jusqu’à l’âge de onze ans. J’étais son secret, sa petite fille invisible. Je pense qu’il m’a aimée mais je n’en suis plus très sûre. Déjà, à cette époque, il ne vivait que pour sa science. Il me racontait sa mythologie d’anges et de démons sans se soucier de ce que je pouvais bien y comprendre. J’étais son monologue.
« Et puis un jour, il a eu cette maladie qui l’a laissé pour mort pendant des semaines de coma. Je suis restée seule dans sa maison. J’ai pleuré, j’ai prié pour qu’il revienne, puis je me suis organisé un monde d’enfant qui joue à survivre. J’ai appris à me débrouiller seule sans imaginer que toute ma vie allait ressembler à ça.
« Puis Papus est rentré. Il était guéri mais comme fou. Il avait une machine. La machine de cuivre qu’il avait inventée, la machine avec laquelle il allait appeler Bélial, le prince du Tartare, l’œuvre de sa vie.
« Je pense qu’il n’a pas hésité un instant à m’utiliser pour prendre la place de son démon. Tu penses ! Un être vivant invisible que jamais personne ne remarquerait. Je n’ai pas vu une larme sur son visage ou un signe de regret. Peut-être était-il simplement persuadé qu’il m’offrait une chance inestimable. Ça ne m’étonnerait pas de lui ! Je n’ai pas résisté. Curieuse, peut-être, inconsciente ou déjà fatiguée de ma drôle d’existence.
« Il m’a envoyée ici à onze ans. Une petite fille de onze ans en Enfer. Voilà qui est Papus et voilà ce qu’est ma vie. »
Éloïs la serra dans ses bras. Elle pleurait. La même plainte que la première fois. Une douleur qu’elle luttait pour retenir en elle.
Il lui caressa les cheveux, le cou. Il attendit longtemps que son souffle s’apaise, que ses muscles se détendent.
« Marie, si tu ramènes Bélial ici, tu penses qu’il pourra vaincre Gabriel ?
— Si je meurs, tu veux dire. Oui. Je pense qu’il peut le vaincre et mettre fin à tout ceci.
— Tout à l’heure, tu disais qu’après avoir écouté les âmes, tu leur parlais, que tu cherchais le mot qui les déciderait à affronter le purgatoire, à s’y affronter elles-mêmes en vérité. Mais, dis-moi, qu’est-ce qu’elles finissent par trouver dans ce purgatoire ? Qu’y a-t-il au bout du néant ?
— Elles trouvent la paix, l’harmonie. Elles trouvent les autres âmes, l’humanité entière, l’amour, la fusion éternelle.
— Comment sais-tu cela, Marie ?
— Je ne le sais pas. Je le crois. »
Le temps passa encore. La nuit peut-être. Et cette nuit-là, aucun d’eux ne trouva le sommeil.
Au matin, Éloïs embrassa le front de Marie et osa une dernière question.
« Marie, tu es une implexe, n’est-ce pas ? »